Immergée cet été dans la préparation du prochain Lab/atelier qui offrira une exploration sensible de nos environnements, il m’est revenu cette expérience vécue en début d'année.
En introduction d’un mini-cours sur la perception que j'ai donné dans le cadre de ma certification au Harvard Derek Bok Center for Teaching and Learning, j’ai voulu faire découvrir le parcours de l'artiste américaine Rosalyn Driscoll. Son expérience en recherche-création illustre, selon moi parfaitement, comment le raffinement des sens peut transformer notre perception du monde et enrichir notre pratique professionnelle.
C'est en parcourant le chapitre Aesthetic Touch qu'elle a rédigé dans l'ouvrage Art and the Senses, sous la direction de Francesca Bacci et David Melcher, que j'ai découvert son travail pour la première fois.
Rosalyn Driscoll a reçu une formation en histoire de l'art au Smith College et a travaillé au département asiatique de la Yale University Art Gallery avant d'étudier les beaux-arts au Silvermine College of Art. Ses premières œuvres de peinture et de dessin s'inspirent du corps. Elle s'est ensuite orientée vers la fabrication de papier à la main, collaborant avec Dieu Donne Paper à New York pour créer de grands collages texturés et organiques, évoquant les expériences intérieures du corps. Son travail mêle formes viscérales, matériaux sensuels, mouvement et attrait tactile pour susciter une expérience somatique et émotionnelle.
L’enquête qu’elle relate dans Art and the Senses débute alors qu’elle fabrique du papier à la main pour la confection de livres. Constatant que les livres doivent être touchés pour être véritablement appréciés, elle s’interroge sur les possibilités qu’offre le toucher, comme moyen d’exploration de l’art, aux personnes ayant une déficience visuelle. Cette recherche l’a amenée à collaborer, au-delà des frontières disciplinaires, avec des neuroscientifiques, des ingénieurs, des artistes malvoyants, des psychologues, des anthropologues, des historiens de l'art.
Que découvre-t-elle au cours de son enquête ?
Au-delà de notre conception classique, le toucher peut se comprendre de manière beaucoup plus large si l'on inclut la thermoception pour la perception de la température, la nociception, pour la perception de la douleur, la kinesthésie, pour la perception du mouvement, la proprioception, pour la perception de la position des membres dans l'espace.
Elle découvre également que, bien que la vision et le toucher permettent d'explorer des qualités similaires des objets, telles que la forme, l'espace, la texture et la masse, les deux modalités sensorielles offrent des nuances significatives. Les personnes qui expérimentent ses œuvres lui confient, en effet, que les sensations éprouvées peuvent varier considérablement selon qu'elles les observent les yeux ouverts ou les yeux bandés.
Ce que l’on voit ne dit pas tout
Le toucher engage davantage le corps que la vision et donne accès avec peut-être une plus grande aisance à des mémoires émotionnelles issues de l’enfance, ce temps où nous explorions beaucoup notre monde par le toucher.
Mais, le toucher peut aussi s’expérimenter indirectement par le biais du regard, sans contact tactile avec l’objet, par le phénomène de correspondances entre sens. Regarder une œuvre, peut nous donner la sensation d’être touché.e tactilement, de se déplacer spatialement, de modifier nos appuis corporels, de ressentir des variations de température, d’éprouver des sensations de douleur.
Partant d’une question liée à la déficience visuelle, sa recherche a révélé que le toucher enrichit en fait l'expérience esthétique de chacun. Que ce soit à travers une expérience tactile directe ou par les correspondances sensorielles, une œuvre d'art visuel nous invite à interagir avec les forces qu'elle renferme, à percevoir ses tensions dans nos muscles, et à nous immerger dans son espace, même sans contact physique.
Comment entrons-nous en dialogue avec l’œuvre ?
La théorie neuroscientifique de la simulation incarnée répond à cette question en proposant que c'est grâce à notre capacité d'empathie et à nos neurones miroirs. Selon cette théorie, notre compréhension du monde repose sur notre aptitude à reproduire intérieurement les actions, émotions et sensations des autres en nous basant sur nos propres expériences corporelles. Ce thème est exploré plus en détail dans ces deux articles En mouvement face à l’inerte paru sur ce blog et Le corps et l’œuvre : regards croisés entre psychologie et histoire de l’art paru dans la revue MindPad.
À ce moment du cours, j’invitais les étudiant.es à expérimenter cet effet avec deux œuvres : l'une de Lucio Fontana et l'autre de Franz Kline. À prendre quelques instants pour ressentir leurs sensations intérieures devant ces deux œuvres et à en partager l’expérience [Lire En mouvement face à l’inerte].
L’histoire de Rosalyn Driscoll nous invite à réévaluer notre relation avec notre environnement. Elle nous invite à mener notre propre enquête. Comment pourrions-nous transformer notre quotidien en réaménageant nos espaces de vie pour mieux répondre à nos besoins sensoriels ? De quelle manière pourrions-nous développer notre sensibilité par la pleine conscience de notre environnement ? Pourrions-nous revitaliser nos espaces de vie par l’exploration de nouvelles textures, formes et couleurs ? De quelles façons pourrions-nous améliorer notre bien-être par des pauses sensorielles et des approches créatives ? Concernant l’accompagnement du développement humain, comment pourrions-nous l’enrichir par une approche tenant compte des différentes façons d'entrer en contact avec le monde ? Et comment pourrions-nous enrichir nos expériences muséales en adoptant une approche plus incarnée ?
Le prochain Lab/atelier invitera, cet automne, à approfondir notre expérience et notre compréhension des relations que nous entretenons avec nos environnements, en explorant leur influence sur nos sens et leur rôle dans l'enrichissement de notre quotidien, en imaginant comment ils peuvent contribuer en profondeur à notre développement et à nos apprentissages. Si cela vous intéresse, inscrivez-vous sur le site ou contactez-moi pour être informé.e des prochaines dates.
Références :
Driscoll, R. (2011). Aesthetic touch. In F. Bacci & D. Melcher (Eds.), Art and the senses (pp. 107-114). Oxford University Press.
Driscoll, R. (2020). The sensing body in the visual arts: Making and experiencing sculpture. Bloomsbury Visual Arts.
Doualot, A. (2020). Le corps et l’œuvre : Regards croisés entre psychologie et histoire de l’art. MindPad.
Sur ce blog : En mouvement face à l’inerte
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