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En mouvement face à l'inerte


Vassily Kandinsky, Composition VII, 1913, huile sur toile, 200 × 300 cm/©Wikimedia Commons/domaine public


L’œuvre picturale, par-delà l’intellect, s’adresse au corps sensible dans son ensemble. Son contact a le pouvoir de dilater notre rapport au sensible, faisant de nous des observatrices et des observateurs plus attentifs aux subtilités qui ponctuent notre lien au monde.


Observer la façon dont notre être résonne au contact de l’œuvre a priori inerte, observer la façon dont celle-ci nous met en mouvement, affine notre champ de conscience et lève le voile sur la puissance de l’œuvre comme outil de médiation de notre développement.


« Un ensemble complexe et précis de vibrations : tel est le but d’une œuvre. » En produisant des œuvres, l’art ne vise donc à rien d’autre qu’à produire cet ensemble de vibrations [..] « Affiner l’âme grâce à cet ensemble, rendu précis par la somme des vibrations: tel est le but de l’art. »  Michel Henry, Voir l'Invisible [1]

En jouant avec les tensions qui composent l’œuvre - juxtaposition de couleurs, de formes, disposition des éléments dans le plan -, les artistes suscitent des effets physiologiques et psychologiques chez nous observateurs et observatrices.


Josef Albers, Hommage au carré, Saturation, 1967, huile sur panneau dur, 121,9 x 121,9 cm, Musée des Beaux-Arts de Montréal


L’œuvre Hommage au carré, Saturation (1967) de Josef Albers (1888-1976) exposée au Musée des Beaux-Arts de Montréal, nous fait par exemple expérimenter les effets d’interaction de la couleur. À partir du carré, seule forme dont la taille varie, et de la couleur verte à différents niveaux de saturation, nous pouvons, en la regardant, avoir le sentiment de plans qui s'éloignent lorsque d'autres s'avancent, une impression de vibrations causée par la mise en relation des différents niveaux de saturation.


Face au tableau, notre corps est sollicité de multiples façons. Par les yeux bien évidemment, lorsque nous jouissons de la faculté de voir, et plus largement de façon multisensorielle, par des jeux de correspondances entre les sens.


Les études du groupe de Charles Spence, professeur à l’Université Oxford, portant sur les correspondances inter-modales sont à ce titre éclairantes (par ex. [2], [3]). Elles mettent en évidence que très souvent, les attributs sensoriels (physiquement présents ou imaginés) dans une modalité donnée (vision, ouïe, odorat, goût, toucher, etc.) concordent avec une caractéristique dans une autre modalité sensorielle.


En ce qui a trait aux correspondances vision-ouïe, les travaux notoires de Ramachandran & Hubbard ([4], [5]) avaient montré par exemple que lorsqu'on demande à des personnes d'identifier parmi deux formes similaires aux figures a et b ci-dessous, laquelle est "bouba" et laquelle est "kiki", 98% des répondants identifient "kiki" à la forme polygonale (fig. a) et « bouba» à la forme arrondie (fig. b).



Fig. a




Fig. b


Le peintre Wassily Kandinsky (1866-1944), au début du XXème siècle, dans son ouvrage Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier [6], détaille les phénomènes de correspondances mis en évidence par sa « méthode des variations ».


Le génie de Kandinsky c’est non seulement d’avoir porté cette capacité de peindre l’invisible - nos pulsions, nos affects, notre force - à un degré jusque-là jamais atteint mais encore d’avoir produit l’explication de cette capacité extraordinaire. Et cette explication n’est pas spéculative, d’ordre hypothétique, de nature à être admise ou rejetée au terme d’une argumentation plus ou moins plausible. C’est une analyse phénoménologique, ce qui veut dire que, par-delà toute théorie, elle nous donne à voir ou à mieux sentir, dans cette vérité cette certitude la plus incontestable qu’est l’épreuve immédiate que la vie a d’elle-même, la possibilité c’est-à-dire l’ « essence » de la peinture. Michel Henry, Voir l'Invisible [1]

De cette expérience, Kandinsky tire que la véritable réalité d’un tableau est ce qui ne se voit pas, c’est la « tension vivante intrinsèque » qui le constitue. Chaque élément du tableau a sa sonorité propre, sa résonance intérieure qui doit cependant être assujettie à une unité plus haute visée par la composition.


La présence à l’œuvre picturale, outre la pensée, les émotions, la mémoire, le langage, engage pleinement le corps sensible. Les travaux en neuroesthétique, champ des neurosciences cognitives étudiant la perception esthétique de l’art, l'appuient aussi sur le plan biologique.


Les travaux des chercheurs Gallese & Freedberg (voir par ex. [7]) par exemple, se penchant sur le rôle des neurones miroirs dans l'appréciation des œuvres d'art, dévoilent la complexité de l'acte de regarder. Ils mettent en évidence la façon dont le corps contribue fondamentalement à l'expérience "visuelle" de l’œuvre, par le biais des mécanismes cérébraux impliqués notamment dans les mouvements du corps [8].


Que se passerait-il dans notre cerveau si nous étions en train de contempler, ici et maintenant, sans bouger, une œuvre de Franz Kline caractérisée par ses larges traces dynamiques ou une toile lacérée de l'artiste Lucio Fontana?


Les études de Umilta et collègues (2012) [9] et Sbriscia-Fioretti et collègues (2013) [10] révèlent que dans les deux cas, notre système moteur cortical normalement impliqué dans la réalisation des mouvements de notre corps, serait activé par cette contemplation alors même que nous ne bougeons pas.


Références:


[1] Henry, Michel. 2005. Voir l'invisible: sur Kandinsky. Presses universitaires de France.


[2] Spence, Charles. 2011. “Crossmodal Correspondences: A Tutorial Review.” Attention, Perception, & Psychophysics 73 (4): 971–95. https://doi.org/10.3758/s13414-010-0073-7.


[3] Spence, Charles, and Cesare V Parise. 2012. “The Cognitive Neuroscience of Crossmodal Correspondences.” I-Perception 3 (7): 410–12. https://doi.org/10.1068/i0540ic.


[4] Ramachandran, Vilayanur S., and Edward M. Hubbard. 2001. « Synaesthesia--a window into perception, thought and language." Journal of consciousness studies 8.12: 3-34.


[5] Ramachandran, Vilayanur S, and Edward M Hubbard. 2003. “Hearing Colors, Tasting Shapes.” Scientific American 288 (5): 52–59.


[6] Kandinsky, Wassily, Philippe Sers, Nicole Debrand, and Bernadette Du Crest. 1989. Du Spirituel Dans L'art Et Dans La Peinture En Particulier. Collection Folio/Essais, 72. Paris: Denoël.


[7] Gallese, Vittorio, and David Freedberg. 2007. “Mirror and Canonical Neurons Are Crucial Elements in Esthetic Response.” Trends in Cognitive Sciences 11 (10): 411–11. https://doi.org/10.1016/j.tics.2007.07.006.


[8] Doualot, Audrey. 2020. Le corps et l’œuvre regards croiss entre psychologie et histoire de l’art, Mind Pad.


[9] Umilta', M. Alessandra, Cristina Berchio, Mariateresa Sestito, David Freedberg, and Vittorio Gallese. 2012. “Abstract Art and Cortical Motor Activation: An Eeg Study.” Frontiers in Human Neuroscience 6. https://doi.org/10.3389/fnhum.2012.00311.


[10] Sbriscia-Fioretti, Beatrice, Cristina Berchio, David Freedberg, Vittorio Gallese, and Maria Alessandra Umiltà. 2013. “Erp Modulation during Observation of Abstract Paintings by Franz Kline.” Plos One 8 (10): 75241. https://doi.org/10.1371/journal.pone.0075241.



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